29 Nov, 2018 | Veille juridique

Transfert d’entreprise et normes collectives

Article publié sur Lexbase Hebdo – la lettre juridique Edition n°763 du 29/11/2018

Par Jérémie Paubel et Kevin Bouleau

La modification de la situation juridique de l’employeur peut entraîner le transfert automatique des contrats de travail, en application de l’article L. 1224-1 du Code du travail, mais aussi le transfert de normes collectives.

Selon les normes collectives en cause, les effets du transfert n’ont pas les mêmes effets. Il sera envisagé ci-après l’impact du transfert d’entreprise sur les accords d’entreprise dit «classiques» (I) puis sur d’autres normes collectives plus particulières (II) [1].

I – L’impact du transfert d’entreprise sur les conventions et accords collectifs

Le transfert d’entreprise entraîne une mise en cause des accords collectifs d’entreprise (A) qu’il est désormais possible d’anticiper par la conclusion d’accords de «substitution» ou «d’adaptation» (B).

A – De la mise en cause à la négociation d’un nouvel accord

En vertu du principe civiliste de l’e􏰁et relatif des contrats [2], en cas de transfert d’entreprise, les conventions et accords ne sont, en principe, pas transmis au nouvel employeur. Néanmoins, et a􏰀n d’éviter pour les salariés transférés une cessation immédiate des avantages issus des accords collectifs et un vide conventionnel, une atténuation à ce principe a été prévue par le législateur visant à assurer une continuité durant une période limitée.

Ainsi, selon l’article L. 2261-14 du Code du travail, « lorsque l’application d’une convention ou d’un accord est mise en cause dans une entreprise déterminée en raison notamment d’une fusion, d’une cession, d’une scission ou d’un changement d’activité, cette convention ou cet accord continue de produire e􏰁et jusqu’à l’entrée en vigueur de la convention ou de l’accord qui lui est substitué ou, à défaut, pendant une durée d’un an à compter de l’expiration du délai de préavis prévu à l’article L. 2261-9, sauf clause prévoyant une durée supérieure ».

Le périmètre d’application du régime de la mise en cause. Selon l’article L. 2261-14 du Code du travail, cette mise en cause aura vocation à s’appliquer dans les cas de fusion, de cession, de scission ou encore de changement d’activité. L’adverbe «notamment» implique que cette liste n’est pas limitative. En conséquence, la jurisprudence est venue étendre cette mise en cause au transfert partiel d’activité, ou encore à la sous- traitance. Néanmoins, il faut noter que ce régime de mise en cause n’aura pas vocation à s’appliquer en cas de transfert conventionnel. De même, cette mise en cause sera inapplicable en cas de cession de contrôle puisque l’article L. 1224-1 du Code du travail ne s’appliquera pas, l’employeur restant inchangé. En pratique, cette mise en cause s’opèrera de plein droit par la survenance d’une des situations visées ci-dessus, sans qu’il soit besoin d’une dénonciation formelle par l’employeur [3].

La survie provisoire des accords collectifs. Le Code du travail organise une procédure de survie provisoire des dispositions conventionnelles mises en cause par le transfert. En e􏰁ffet, l’accord collectif dont l’application est mise en cause continuera de produire e􏰁et jusqu’à l’entrée en vigueur de l’accord qui lui est substitué ou, à défaut, pendant une durée d’un an à compter de l’expiration du délai de préavis. Il en résulte qu’à compter de la date du transfert, les accords collectifs antérieurs demeureront applicables aux salariés transférés pendant une durée en principe égale à quinze mois (trois mois de préavis puis douze mois de survie légale).

Le concours de normes. Lorsque des dispositions conventionnelles sont déjà existantes dans l’entreprise d’accueil, la survie du statut conventionnel attaché au salarié transféré entraîne une situation de concours de normes. Ainsi, les salariés transférés béné􏰀cieront durant cette période de deux statuts collectifs différents dans la mesure où ils pourront se prévaloir des dispositions conventionnelles les plus favorables entre celles en vigueur chez l’ancien employeur, et celles en vigueur chez le nouvel employeur. Concernant la méthode de comparaison de ces avantages, celle-ci doit se faire par groupes d’avantages ayant le même objet ou la même cause (les congés, les indemnités de rupture, etc.). En pratique, il pourra être utile, préalablement au transfert, de préparer un tableau comparatif des avantages des accords collectifs existants dans les deux entités.

La négociation d’un accord de substitution. Selon l’article L. 2261-14 du Code du travail, « une nouvelle négociation doit s’engager dans l’entreprise concernée, à la demande d’une des parties intéressées, dans les trois mois suivant la mise en cause, soit pour l’adaptation aux dispositions conventionnelles nouvellement applicables, soit pour l’élaboration de nouvelles stipulations ».

Garantie de rémunération. A défaut de la conclusion d’un accord de substitution pendant le délai de survie, les salariés transférés béné􏰀cient d’une garantie de rémunération dont le montant annuel, pour une durée de travail équivalente à celle prévue par leur contrat de travail, ne peut être inférieur à la rémunération versée, en application de l’accord mis en cause, lors des douze derniers mois (douze mois précédant la date à laquelle la convention ou l’accord cesse de produire ses e􏰁ets). En e􏰁et, depuis la loi « Travail » [4], en l’absence d’accord de substitution conclu dans un délai d’un an à compter de l’expiration du préavis, les salariés concernés ne conservent plus, comme c’était le cas avant, tous les avantages individuels acquis en application du texte dénoncé, mais uniquement en garantie en matière de rémunération.

Fin du délai de survie. Selon l’article L. 2261-14 du Code du travail, «cette convention ou cet accord continue de produire e􏰁et jusqu’à l’entrée en vigueur de la convention ou de l’accord qui lui est substitué ou, à défaut, pendant une durée d’un an à compter de l’expiration du délai de préavis prévu à l’article L. 2261-9, sauf clause prévoyant une durée supérieure». La nouvelle convention ou le nouvel accord deviendra le seul applicable aux salariés transférés au moment de son entrée en vigueur.

B – La possibilité de négocier et conclure des accords avant le transfert

La jurisprudence avait déjà admis la possibilité de la négociation d’un accord de substitution avant la réalisation de l’opération considérée [5]. Reprenant cette possibilité et suivant les recommandations du rapport « Cesaro » [6], la loi « Travail » [7] est venue renforcer cette voie ouverte par la jurisprudence, avec la possibilité de négocier un accord dit de « transition » ou un accord dit d’«adaptation».

La négociation et la conclusion anticipée d’accords de « transition ». Cet accord a pour but d’assurer une transition conventionnelle aux salariés transférés dans la nouvelle entité. Selon l’article L. 2261-14-2 du Code du travail, cet accord doit être négocié et conclu par « les employeurs des entreprises concernées et les organisations syndicales de salariés représentatives dans l’entreprise qui emploie les salariés dont les contrats sont susceptibles d’être transférés ». Cet accord sera applicable aux seuls salariés transférés, sa durée sera d’au maximum trois ans et s’appliquera à l’exclusion des stipulations ayant le même objet dans les conventions et accords applicables dans l’entreprise d’accueil. Les conditions de validité de signature de ce type d’accord sont les conditions de droit commun, dans le périmètre de l’entreprise ou l’établissement transféré [8].

La négociation et la conclusion anticipée d’accords «d’adaptation». Ce second type d’accord a pour but d’harmoniser la situation de l’ensemble des salariés des deux sociétés concernées, par la création d’un statut conventionnel unique, s’appliquant aussi bien aux salariés transférés qu’aux salariés de l’entreprise d’accueil. Selon l’article L. 2261-14-3 du Code du travail, cet accord est signé avec «les employeurs et les organisations syndicales de salariés représentatives dans les entreprises ou établissements concernés». Les conditions de validité de signature de ce type d’accord sont les conditions de droit commun, dans le périmètre de chaque entreprise ou établissement concerné [9].

L’application de ces accords est bien entendu conditionnée à la réalisation du transfert.

II – L’impact du transfert sur les autres normes collectives

A l’instar des accords d’entreprises «classiques», certains accords ou normes collectives béné􏰀cient d’un régime spéci􏰀que. Les usages, engagement unilatéraux et accords atypiques ont vocation à être transférés au nouvel employeur (A). Par ailleurs des règles spéci􏰀ques viennent gouverner les dispositifs d’épargne salariale (B).

A – Le sort des usages, des engagements unilatéraux et des accords atypiques

Le principe du transfert. Les usages ainsi que les engagements unilatéraux de l’employeur et les accords atypiques n’entrent pas dans le champ d’application de la mise en cause prévue à l’article L. 2261-14 du Code du travail.

La jurisprudence est cependant venue préciser, à plusieurs reprises, que ces normes collectives sont transmises au nouvel employeur dont le contrat de travail est en cours au jour de la date du transfert [10]. Ainsi, par exemple, le cessionnaire a l’obligation d’appliquer un avantage de retraite supplémentaire pris par le cédant concernant les salariés du cédant, dont le contrat de travail était en cours à la date de ce transfert [11].

Une inégalité de traitement justi􏰂􏰂ée. Cette di􏰁érence de traitement entre les salariés de l’entreprise cédante et ceux de l’entreprise cessionnaire est justi􏰀ée par l’obligation du nouvel employeur de maintenir les usages en vigueur au jour du transfert. La jurisprudence est venue préciser que cette différence de traitement ne constituait pas un motif permettant à un salarié ne bénéficiant pas de cet usage d’invoquer une inégalité de traitement vis-à-vis des autres salariés [12].

Harmonisation par la suppression des avantages. En pratique, dans un souci d’harmonisation, il est fréquent de voir le nouvel employeur supprimer ces avantages transférés. Contrairement aux conventions et accords collectifs, la procédure de suppression de ces avantages se fait par un acte positif du nouvel employeur :

  • soit il dénonce les usages, accords atypiques ou engagements unilatéraux qui fondent ces avantages. Dans cette situation, un délai de prévenance doit être respecté. A ce titre, est considéré par la jurisprudence comme un délai insu􏰃sant, la remise en cause le 1er décembre d’une prime de treizième mois devant être versée à la fin du mois de décembre [13]. En pratique, et même si la Chambre sociale de la Cour de Cassation se refuse à une telle comparaison, un délai de prévenance de trois mois, par analogie avec la dénonciation d’un accord collectif pourrait être considéré comme su􏰃sant. Ensuite, les institutions représentatives du personnel devront avoir été informées. En􏰀n, les salariés concernés devront être informés individuellement. L’information par voie d’a􏰃chage a été jugée insu􏰃sante [14]. Il est fortement recommandé, dans un souci de preuve, de procéder à cette information par courrier recommandé avec accusé de réception ou lettre remise en main propre contre décharge. Il faut noter que si l’une de ces trois conditions n’est pas respectée, cette dénonciation sera irrégulière et les salariés concernés pourront continuer de se prévaloir de l’avantage en question. Par ailleurs, cette procédure n’aura aucun e􏰁et si l’avantage a été contractualisé avec le salarié ;
  • soit il négocie un accord ayant le même objet, mettant 􏰀n automatiquement aux usages, accords atypiques et engagements unilatéraux ayant le même objet[15]. Sur ce point, la Cour de cassation a admis qu’un accord collectif pouvait prévoir, de manière générale, la mise en cause de tous les usages, engagements unilatéraux et accords atypiques en vigueur, sans plus de précisions [16].

B – Le sort de l’épargne salariale

Un transfert conditionné. Le sort de l’épargne salariale, et en particulier des dispositifs de participation et d’intéressement, est visé par le Code du travail aux articles L. 3323-8 et L. 3313-4, prévoyant qu’«en cas de modification survenue dans la situation juridique de l’entreprise, par fusion, cession ou scission et lorsque cette modification 􏰀rend impossible l’application de l’accord», ce dernier « cesse de produire e􏰁et entre le nouvel employeur et les salariés de l’entreprise ». L’accord ainsi rendu inapplicable est considéré comme caduc, il cesse de s’appliquer sans délai, ni formalités. Il n’est donc pas nécessaire de la dénoncer.

La notion d’impossibilité. La notion d’impossibilité de l’application de l’accord de participation ou d’intéressement doit être envisagée en fonction aussi bien de l’opération juridique opérant le transfert, que de la rédaction de l’accord concerné (critères de calcul prévus par l’accord concerné). Selon le guide de l’épargne salariale[17], « l’impossibilité d’appliquer les accords s’apprécie indépendamment de la volonté de l’employeur. Elle doit résulter de modifications dans la structure juridique, technique ou 􏰀financière de l’entreprise telles qu’elles rendraient inopérantes les dispositions de ces accords ». En pratique, cette situation se retrouve lorsque les éléments entrant dans la formule de calcul (chiffre d’affaires, résultat, capitaux propres, etc.) ne peuvent plus être utilisés à la suite de l’opération considérée.

Les différentes situations en pratique. Plusieurs situations peuvent se présenter lors d’une opération de restructuration.
Lorsque le nouvel employeur est déjà couvert par un accord, ce dernier bénéficie immédiatement aux salariés transférés, qui ne pourront pas demander le maintien de l’accord dont ils bénéficiaient avant le transfert de leur contrat de travail.

Lorsque la poursuite de l’accord est rendue impossible dans l’entreprise d’accueil et que cette dernière n’est pas couverte par un accord, l’accord est mis en cause. Conformément aux articles L. 3323-8 et L. 3313-4 du Code du travail, une négociation doit être engagée par le nouvel employeur dans les six mois à compter de la clôture de l’exercice au cours duquel est intervenue le transfert.

Lorsque la poursuite de l’accord est possible dans l’entreprise d’accueil et que cette dernière n’est pas couverte par un accord, cet accord continue de s’appliquer au sein de l’entreprise d’accueil. Dans cette situation, l’administration recommande néanmoins de prévoir un avenant, déposé à la Direccte, et précisant que l’accord se poursuivra au sein de l’entreprise d’accueil jusqu’à son terme [18].

Le sort des droits des salariés transférés. Les droits des salariés transférés, qu’il s’agisse de la participation ou de l’intéressement, ne doivent pas être a􏰁ectés par le transfert. Concernant plus spéci􏰀quement l’accord de participation, la garantie de la gestion des droits à participation déjà a􏰁ectés des salariés transférés jusqu’au terme de la période d’indisponibilité (cinq ans) doit être assurée et ne peut être remise en cause [19].

[1] V. également, nos articles, Transfert automatique des contrats de travail : les conditions d’application à􏰀 vérifier, Lexbase, éd. soc., n° 753, 2018 et Les effets du transfert d’entreprise sur les contrats de travail, Lexbase, éd. soc., n° 758, 2018.

[2] C. civ., art. 1199.

[3] Cass. soc., 26 février 1992, n° 88-44.441, publié.

[4] Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels.

[5] Cass. soc., 28 octobre 2015, n° 14-16.043, FS-P+B.

[6] J.-F. Cesaro, Rapport sur la dynamisation de la négociation collective du 22 janvier 2016.

[7] Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, préc..

[8] C. trav., art. L. 2261-14-4.

[9] C. trav., art. L. 2261-14-4.

[10] Cass. soc., 7 décembre 2005, n° 04-44.594, FS-P+B+R+I.

[11] Cass. soc., 16 septembre 2015, n° 14-16.158, F-D.

[12] Cass. soc., 30 mai 2018, n° 17-12.782, FP-P+B.

[13] Cass. soc., 3 mars 1993, n° 89-45.785, inédit.

[14] Cass. soc., 2 juillet 1991, n° 88-43.747, inédit.

[15] Cass. soc., 26 janvier 2005, n° 02-47.507, F-P+B.

[16] Cass. soc., 23 novembre 2005, n° 03-47.029, FS-P+B.

[17] Guide de l’épargne salariale, ministère du Travail, juillet 2014.

[18] Circulaire du 14 septembre 2005, relative à l’épargne salariale (N° Lexbase : L1463HDK), JORF n° 255 du 1er novembre 2005.

[19] Guide de l’épargne salariale, ministère du Travail, juillet 2014, préc. ; Circulaire du 14 septembre 2005, relative à l’épargne salariale, préc

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